Agents algorithmiques et agentivité humaine

© Prax Value 2024 - composition - Hannah Arendt - Courtesy of the Hannah Arendt Bluecher Literary Trust


 Les enjeux de l’IA générative

L’avènement de l’IA générative et ses escadrons d’« agents artificiels», ou plus précisément  algorithmiques, a ouvert un champ des possibles immense, porteur à la fois d’espoirs et d’inquiétudes. Si cette technologie offre des opportunités inédites pour le progrès humain, elle pose également des défis majeurs quant à son développement et son utilisation responsables et son impact sur la cohésion sociale. Face à l’ampleur de ces enjeux, il est urgent d’agir, individuellement et collectivement, pour que l’IA générative devienne une force de progrès et non de division.

La notion d'agentivité

Le terme « agentivité » puise ses racines dans le latin médiéval agentia et le latin agens, dérivé de agere, signifiant respectivement « effectif, puissant » et « agir ». En anthropologie, l’agentivité se réfère à la capacité d’un individu ou d’un groupe d’agir et d’influencer le cours des événements. Cette notion a été au cœur de débats importants, notamment entre les sociologues Max Weber (1864-1920) et Émile Durkheim (1858-1917). Weber percevait l’action humaine comme étant dictée par des choix conscients, tandis que Durkheim la considérait comme contingente aux structures sociales [1].

Agentivité et attention

L’agentivité est intrinsèquement liée à la notion d’attention, c’est-à-dire à la manière dont nous focalisons nos ressources cognitives et émotionnelles pour interagir avec le monde qui nous entoure. Une agentivité forte implique une attention consciente, dirigée vers des objectifs précis et ancrée dans une compréhension profonde des enjeux et des conséquences de nos actions. Dans cette perspective, la notion de « praxis » développée par Hannah Arendt prend tout son sens. La praxis, pour Arendt, désigne l’action libre et réfléchie par laquelle les individus se révèlent et participent à la construction du monde commun. Elle met l’accent sur la dimension collective de l’action humaine et sur sa capacité à créer du sens et à transformer la réalité.

À cet égard, l’approche de Tim Ingold [2] offre une perspective intéressante. Il propose de dépasser l’opposition entre individu et structure en considérant l’agentivité comme une propriété émergente de l’interaction entre l’individu et son environnement. L’attention, dans ce contexte, n’est pas simplement une faculté individuelle, mais un processus relationnel qui permet à l’individu de s’engager activement dans le monde et de lui donner sens.

Les défis contemporains de l'agentivité

Or, aujourd’hui, notre agentivité est mise à mal par un débordement cognitif amplifié par les réseaux sociaux et leurs effets de polarisation, qui fragilisent nos démocraties et entravent notre capacité de discernement. L’irruption des algorithmes dans nos sphères cognitives intimes, via des modélisations de nos perceptions et des stimulations qui influencent nos choix, accentue ce phénomène et représente une menace inédite pour notre autonomie et notre capacité à agir. Elle est également au cœur de réflexions sur la montée en puissance d'une «guerre invisible qui s’attaque à nos pensées» [3]  aussi bien dans l’espace militaire que dans les sphères civiles et économiques [4,5,6].

Replacer l’agentivité humaine au cœur de nos choix et actions est une opportunité cruciale que nous devons tenter de saisir. Les avancées des systèmes algorithmiques et leur dialogue avec les humains par le langage naturel ouvre des capacités de décloisonnement inédit du savoir – des mathématiques à la linguistique, de la philosophie à l’ingénierie, de la psychologie à la mécanique quantique. Elle offre un potentiel inédit d’enrichissement des connaissances, de personnalisation des trajectoires d’apprentissage, et de métissage des métiers. Un littéraire peut devenir programmeur, un analyste politique peut se transformer en ingénieur en données. Dans un premier temps, cette révolution passera par l’utilisation des agents algorithmiques mis à disposition par les entreprises privées et la communauté open source; quand bien même la probabilite de succes serait quantifiable et quantifiée comme faible, grâce à l'accélération du développement open source, chaque citoyenne et chaque citoyen pourrait être en mesure de devenir acteur de cette transformation en créant ses propres algorithmes, reflétant ainsi la diversité et la richesse de l’humanité.

En nous inspirant de la notion de praxis d’Hannah Arendt, il nous revient de tenter de nous réapproprier le pouvoir de l’action et œuvrer ensemble à la construction d’un futur où l’IA générative contribue à l’épanouissement humain et au renforcement du lien social.

[1] Laplante, Julie (2021-02-02), Agentivité. Anthropen. http://doi.org/10.47854/NJFW6857 

[2] Ingold, T. (2015), The Life of Lines, New York, Routledge.

[3] Bernard Claverie. “Cognitive Warfare” – Une guerre invisible qui s’attaque à notre pensée. Jean-François Trinquecoste. Faut-il s’Inquiéter ? Éditions de l’IAPTSEM, pp.89-115, 2024. 

[4] Mhalla, A. (2024). Technopolitique: comment la technologie fait de nous des soldats. Seuil.

[5] Claverie, B., & Prébot, B. (2024). La guerre cognitive de bas niveau: la guerre des cerveaux. Ingénierie cognitique, 7(1), 67-75.

[6] Morelle, M., Julien, C., Marion, D., & Jean-Marc, A. (2023, November). Towards a Definition of Cognitive Warfare. In Conference on Artificial Intelligence for Defense.


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