Les mystères de la déflation



D'après Paul Krugman, Mysteries of Deflation, New York Times Blog, 26 juillet 2010.

Voici l'énigme: depuis que Friedman et Phelps ont posé l'hypothèse de l'existence d'un taux de chômage naturel dans les années 60, la macroéconomie appliquée s'est appuyée sur une forme de Courbe de Phillips augmentée des anticipations d'inflation du type:

Inflation réelle = A + B * (Ecart de Production) + Inflation attendue,

où l'écart de production est la différence entre la production réelle [mesurée par le PIB] et la production potentielle [correspondant au PIB pouvant être soutenu durablement], et A et B sont des paramètres estimés.

Il est à noter que l'écart de production est lui-même fortement corrélé [négativement] au taux de chômage.
Les anticipations d'inflation sont quant à elles supposées déterminées par les niveaux d'inflation vécus récemment.

Le modèle prédit ainsi une inflation réelle décroissante lorsque l'économie est déprimée et que l'écart de production est négatif, et inversement, une inflation croissante lorsque l'économie est en surchauffe et que l'écart de production est positif;cette prédiction fonctionne bien pour l'économie américaine moderne, pour expliquer en particulier la période de déflation ayant suivi la dépression Volcker dans les années 1980 ou encore celle connue aujourd'hui.

Mais le coeur de l'énigme est le suivant: la courbe de Phillips augmentée des anticipations d'inflation prédit non seulement la déflation mais aussi une accélération de la déflation en situation de ralentissement prolongé de l'économie. Supposons en effet que l'économie soit suffisamment déprimée [écart de production suffisamment négatif] pour qu'avec une anticipation d'inflation à 3%, l'inflation réelle ressorte à 1%; les anticipations vont alors progressivement s'ajuster à cette même valeur de telle sorte que si l'économie reste déprimée, l'inflation va ressortir à -1%; et si l'économie reste déprimée encore plus longtemps, l'inflation va alors descendre à -3%, puis -5% etc ...

Or, dans la réalité, ce n'est pas ce qui est observé. Les prix ont par exemple fortement baissé au début de la Grande Dépression, lorsque l'économie réelle s'effondrait; mais ils ont commencé à augmenter lorsque l'économie s'est mise à se redresser, même si l'écart de production restait fortement négatif. Le Japon connait actuellement un état d'économie déprimée [au sens de l'écart de production négatif] depuis une époque où nos étudiants de première année n'étaient pas encore nés, mais sa déflation chronique ne s'est jamais transformée en une spirale négative véloce!

Que se passe-t-il donc? Il existe pourtant une littérature abondante qui curieusement ne rencontre que peu d'écho: une littérature qui nous annonce une certaine rigidité des salaires à la baisse. L'économiste Pierre Fortin nous aiguille vers les travaux de M. Janet Yellin, plus connu sous le nom de George Akerlof, ainsi que ses co-auteurs; ensemble ils ont largement développé cette littérature. Ces travaux suggèrent que, probablement sous l'effet de la rationalité limité des agents, il existe une forme de non flexibilité à la baisse des prix et des salaires même après  que les anticipations d'inflation ont eu le temps de s'ajuster.Cet effet est d'ailleurs largement conforté par l'observation empirique.

En quoi est-ce important?

Premièrement, cela explique comment un régime de déflation lente peut durablement s'instaurer.

Deuxièmement, cela nous  donne une bonne raison de cibler un taux d'inflation suffisamment positif: à un niveau d'inflation bas, de plus en plus de prix et de salaires "voudront" baisser, mais seront empêchés par les rigidités à la baisse; et donc même sur le long terme [une fois les effet de retards réalisés], la courbe de Phillips n'est pas verticale en présence de faible inflation et de ce fait [la courbe de Phillips gardant en réalité de sa courbure], il est possible d'obtenir durablement un taux de chômage plus faible en acceptant, par exemple, 4% d'inflation, plutôt qu'en insistant sur la stabilité des prix.

Troisièmement - et je crains que cela devienne un problème majeur à l'avenir - il est important de prendre en compte ces rigidités à la baisse afin de ne pas tomber dans l'illusion qu'une économie durablement déprimée soit une situation normale. Représentez vous l'Amérique, disons en 2014: le taux chômage est toujours autour de 9%, les prix chutent de 1% par an. De nombreux économistes pourraient alors être tentés de dire dans cette situation dire: "bien, la déflation est stable, elle n'accélère pas, donc nous sommes au niveau structurel du chômage - circulez il n'y a rien à voir!"

Il est en réalité grand temps de se concentrer sur ces rigidités à la baisse et sur ce qu'elles impliquent. Après tout, tout laisse à penser que nous allons devoir vivre en condition d'économie déprimée pour un bon bout de temps.

Comments

Popular Posts