Principe d’incertitude en finance

Inger à la plage, Edvard Munch, 1889


Dualité Onde - Corpuscule

Au-delà des chocs économiques, politiques, géopolitiques ou climatiques imprévus et imprévisibles, au-delà du bruit blanc permanent qui anime les marchés financiers, n’existe-t-il pas une limite encore plus intrinsèque à l’observation et à la mesure de ces marchés et donc a fortiori une limite à leur connaissance et à leur prédictibilité ?
Dans cet article nous présentons l’idée que, même protégée des chocs évènementiels, la finance de marché contient en elle une nature duale :
  •           une nature « corpusculaire » correspondant à l’équilibre à court terme de l’offre et de la demande,
  •           une nature « ondulatoire » correspondant à l’influence d’ondes informationnelles se propageant d’agent en agent économique ; les cycles économiques appartenant à cette catégorie.

De la finance quantitative classique …

Le modèle de la marche aléatoire (également appelé bruit blanc ou mouvement brownien), introduit en finance par Louis Bachelier [Bachelier 1900] et porté au sommet de l’ingénierie financière à partir des années 70 [Black & Scholes 1973, Merton 1973] par Robert Merton (Prix Nobel  1997), Myron Scholes (Prix Nobel  1997) et Fischer Black (décédé en 1995), est la clé de voûte de la « finance quantitative classique ». Dans ce cadre, pour reprendre les termes de Bachelier :
« Le marché ne croit, à un instant donné, ni à la hausse, ni à la baisse du cours vrai ». [Bachelier 1900, p.32] ; la bourse est (localement) un jeu de hasard équitable, c'est-à-dire un jeu pour lequel  un joueur ne peut être ni avantagé ni lésé ; donc un jeu d’espérance mathématique totale nulle.


 … à la théorie des cycles économiques

A partir de la fin des années 80 de nombreuses publications mettent en évidence des phénomènes observés sur de longues périodes venant contredire la finance quantitative classique ; par exemple:
  • Lo et MacKinlay 1988 : « un simple test statistique sur la période 1962-1985 permet de rejeter l’hypothèse de la marche aléatoire pour les marchés d’actions ».  Les auteurs invitent alors le lecteur à revisiter les travaux de Keynes sur les « esprits animaux et les effets comportementaux d’imitation plus que d’un calcul d’espérance mathématique ».
  • Fama et French 1988 : ils étudient le marché d’actions américain de 1926 à 1985 et montrent «qu’en allongeant l’horizon d’observation au-delà de la semaine, apparaissent des phénomènes d’ « auto-corrélation» et de « retour à la moyenne » sur certaines périodes  renvoyant ainsi à l’existence de composantes déterministes et oscillatoires dans la dynamique des prix !
Par ailleurs depuis la fin des années 70, les économistes s’intéressent à la présence de cycles macro-économiques ; en particulier les économistes Thomas Sargent (New York University) et Christopher Sims (Princeton University) s’intéressent à la définition et l’identification des cycles dès 1977 [Sargent & Sims 1977]. En octobre 2011 ils ont reçu le prix Nobel d’économie pour l’ensemble de leur œuvre.   Afin d’identifier la période (ou la fréquence f = 1/T) de ces cycles, les économistes utilisent la transformée de Fourier de séries temporelles. Cette analyse spectrale fait alors apparaître des cycles courts de 2 à 4 ans (cycles mineurs) et des cycles pouvant aller jusqu’à 8 ans (cycles longs) [http://www.nber.org/cycles.html ] .

Sur les traces d’Heisenberg : dualité Temps-Fréquence, théorie de l’information et principe d’incertitude

Comme le souligne le prix Nobel de Physique (1971) Dennis Gabor (contemporain d’Enstein et Planck) dans le cadre plus large d’une « théorie de la communication et de l’information» [Gabor 1946], l’analyse de Fourier classique révèle toutefois rapidement ses limites car celle-ci suppose l’existence de trains d’ondes infinis de fréquence constante. Il propose alors une approche primale-duale temps-fréquence dans lequel le signal observé peut présenter des composantes fréquentielles dépendantes du temps et donc une nature duale dont les composantes fréquentielles et temporelles sont indissociables.
En 1996, le professeur Ping Chen (aujourd’hui chercheur au  China Center for Economic Research ayant soutenu sa thèse en 1987 à l’Université du Texas sous la direction d’ Ilya Prigogine, prix Nobel de chimie 1977) reprend les travaux de Gabor et introduit alors une rupture majeure en finance :  il fait coexister la marche aléatoire de Bachelier avec la présence de cycles économiques  à « fréquences variables » pouvant conduire à un « chaos déterministe ».
  
En traduisant les résultats de Gabor qui généralisent le principe d’incertitude d’Heisenberg [Heisenberg 1930] à tout signal temps-fréquence, il arrive à la conclusion de l’existence d’une limite intrinsèque à l’observation quantifiée des prix des actifs financiers :

Il n’est pas possible de connaître avec précision à un instant donné à la fois la valeur du prix d’un actif et la fréquence du cycle économique influençant la dynamique long terme de cet actif.
La localisation de la position spatiale (la valeur) d’un signal dans un intervalle de temps Δt et de sa fréquence avec une précision Δf est limitée par le principe d’incertitude:
                                                                              Δt . Δf ≥ 1

Conséquences pour la prise de décision robuste

Quand bien même toute la puissance informatique du Clouds computing serait rassemblée, la dynamique des marchés précise restera non-calculable. Toute approche systématique et systémique du risque doit donc prendre en compte cette véritable incertitude, celle qui ne se mesure pas et donc se prédit encore moins. Les digues qui protègent l'économie réelle des raz de marée financiers, les remparts permettant de faire face à ce que Keynes appelait le dilemme de liquidité, doivent donc être dimensionnées en prenant en compte la possibilité de l’apparition d’un chaos déterministe déclenchant de très grandes déviations.
Les ondes pouvant déclencher le chaos sont liées à la propagation de l’information par les agents économiques ; le prix des titres cotés deviennent alors l’épiderme des émotions collectives.

Références
[Bachelier  1900] Louis Bachelier. « Théorie de la spéculation », dans Annales scientifiques de l’École normale supérieure, vol. 3, no 17, 1900, p. 21–86
[Black & Scholes 1973] Black, Fischer and Myron Scholes (1973). "The Pricing of Options and Corporate Liabilities". Journal of Political Economy 81 (3): 637–654. doi:10.1086/260062.  
[Chen 1996] Ping Chen (1996). "A Random Walk or Color Chaos on the Stock Market? - Time-Frequency Analysis of S&P Indexes," Studies in Nonlinear Dynamics & Econometrics, 1(2), 87-103.
[Fam & French 1988] Fama, Eugene F & French, Kenneth R, 1988. "Permanent and Temporary Components of Stock Prices," Journal of Political Economy, University of Chicago Press, vol. 96(2), pages 246-73, April.
[Heisenberg 1930] Heisenberg W. (1930) Die Physikalischen Prinzipien der Quantenmechanik (Leipzig: Hirzel). English translation The Physical Principles of Quantum Theory (Chicago: University of Chicago Press, 1930).
[Lo & MacKinlay]  Andrew W. Lo, A. Craig MacKinlay, 1988. "Stock Market Prices do not Follow Random Walks: Evidence from a Simple Specification Test," Review of Financial Studies, Oxford University Press for Society for Financial Studies, vol. 1(1), pages 41-66.
[Merton 1973] Merton, Robert C. (1973). "Theory of Rational Option Pricing". Bell Journal of Economics and Management Science (The RAND Corporation) 4 (1): 141–183. doi:10.2307/3003143.
[Sargent & Sims 1977] Thomas J. Sargent & Christopher A. Sims, 1977. "Business cycle modeling without pretending to have too much a priori economic theory," Working Papers 55, Federal Reserve Bank of Minneapolis.

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